Voici un extrait de la deuxième partie de l’ouvrage “Les Mystères du tarot de Viéville, essai de décryptage d’un tarot ésotérique du XVIIème siècle : les arcanes mineurs”, le chapitre consacré au Deux de denier :
Un S inversé entoure deux deniers et des plantes se développent à chacune de ses extrémités.
Le nom et la ville du maître cartier sont inscrits sur la bande centrale du S.
Le S inversé n’est pas une nouveauté dans le Viéville puisque nous le retrouvons dans les textes des cartes. Seulement ici il occupe la totalité de l’espace de la carte et sa couleur jaune est omniprésente.
Comme souvent dans le Viéville, il y a cette orthographie fantaisiste où le J de Jaques est approximatif et cette bizarrerie qui consiste à abréger le nom du cartier Viéville[1] en Viévil·. C’est tout à fait étrange pour nous qui prenons un soin extrême à ce que notre nom soit correctement orthographié.
Le 8 ouvert
Le S inversé dessine un 8 ouvert et le dessin marque bien la perspective où la bande du 8 s’ouvre, se disloque même, pour modifier la figure initiale du symbole ∞ de l’infini et convertir le mouvement linéaire des polarités en une dualité. Autrement dit, il y a rupture de la boucle polaire infinie pour déboucher sur un équilibre des opposés. Dans son sens le plus élevé le 8 fermé représente la divinité suprême établie dans son immanence et la rupture donnant le 8 ouvert est le jeu des polarités duelles qui fait naître le mouvement cosmique.
Figure 7 : Galaxie spirale dite barrée
Le dédoublement de cette figure du 8 ouvert, le S inverse, donne le fameux svastika, symbole de la spirale dynamique à quatre branches :
Figure 8 : Svastika, spirale à quatre branches[2]
Bien moins connu que cette figure de la svastika, le S est une figure que l’on retrouve parfois sur les absides des églises romanes et spécialement au chevet, à l’Est :
Figure 9 : Le S au chevet de l’église romane
Sur le fameux tympan de l’abbatiale de Moissac, énigmatiquement, nous voyons le S dans les griffes de l’aigle du tétramorphe :
Figure 10 : Le S dans les serres de l’aigle
Le jour et la nuit
Aux extrémités du S inverse nous voyons deux plantes dont l’une a une fleur dont le calice est ouvert et découvre une sorte de cœur rouge actif, alors que le calice de l’autre plante est fermé. Certaines plantes s’ouvrent à la lumière du jour et se referment à la nuit.
Aux deux extrémités du S, la plante fermée symbolise la nuit et la plante ouverte, le jour.
Au milieu de la carte, dans le nom VIEVIL· nous pouvons lire VI et VI (VIEVIL) qui correspondent dans l’année solaire aux deux périodes de six mois aboutissant à deux extrêmes : le solstice d’été où la durée du jour est la plus longue et son opposé, le solstice d’hiver où le jour est le plus court.
De cela, nous pouvons déduire que le denier du bas vers lequel se tourne la plante ouverte représente le solstice d’été, l’apogée du jour, le maximum de lumière ; et inversement, le denier du haut représente le solstice d’hiver, le maximum des ténèbres, de la nuit[3]. C’est une illustration astronomique des extrêmes, les pôles positif et négatif qui se rejoignent dans une figure d’équilibre.
Les opposés
Comme on pouvait s’en douter, le nom du maître cartier est un véritable texte chiffré et certainement un nom de circonstance[4]. Ainsi, en guématrie, nous trouvons un total de 69 dans l’inscription sur la bande centrale :
IAQVES VIEVIL· APARIS
1 5 5 1 5 150 1
Comme nous l’avons vu à l’As de denier, le chiffre 69, figure assez proche du Yin et du Yang oriental, est le chiffre symbolique de l’Ouroboros, le serpent qui se mord la queue. Dans le contexte du Deux de denier il représente les polarités.
Toutefois le texte cache encore quelques subtilités. Dans le nom VIEVIL· nous pouvons lire VIE et VIL qui sont deux termes philosophiquement opposés : le but de la VIE n’est pas VIL, la vilénie, mais beauté. Nous voyons là les opposés à l’œuvre, et même le bien et le mal puisque nous pouvons lire aussi EVIL, qui en anglais désigne le mal, terme dont dérive devil, le diable.
Ainsi, le jour et la nuit, expression de la dualité cosmique principielle, trouve au centre de la carte – le centre des préoccupations – son exutoire dans le combat des opposés, le bien et le mal, le principe de vie et le principe de mort, les forces de construction et les forces de destruction.
Le prénom Jacques est bizarrement orthographié et le S est quasiment effacé. Le terme jaque désigne une sorte de tunique étroite ordinairement munie de manches que portaient les hommes au moyen-âge et ce nom serait rattaché à Jacques, ancien sobriquet du paysan français parce que ce vêtement était surtout porté par les paysans[5]. La Grande Jacquerie de 1358, cette révolte paysanne due à la famine et à la guerre de Cent Ans, est un fait marquant de l’histoire de France. Le Jacques ou Jaque serait donc le paysan et une illustration du monde rural.
A l’opposé, dans le futur céleste de la carte, nous trouvons la mention APARIS qui désigne la ville de Paris, la métropole, l’archétype de la cité et le pôle opposé à la campagne. Il y a là l’illustration de deux archétypes diamétralement opposés, le monde rural et le monde citadin, dont la problématique est intemporelle comme nous l’avons vu à l’arcane XX.
On remarquera simplement que le S de APARIS est dans tout le Viéville le seul S qui soit figuré dans ce sens, celui de IAQVES étant à moitié effacé et donc n’ayant pas d’existence véritable. Est-ce à interpréter comme une connotation négative de la vie de la cité, que l’air y est malsain et lire qu’il « y’a que vie vile à Paris » ?
Précisément au centre de la carte, nous trouvons le V qui schématise une tête de taureau. Le taureau est l’animal lié à la terre, aux influences telluriques, qui exprime bien la dualité des extrêmes dans son caractère car il est de nature placide mais la puissance de ses emportements, de sa fureur sont caractéristiques. La paire de cornes du taureau est le symbole de cette nature ambivalente qui, en certaines circonstances, s’exprime dans le paroxysme des extrêmes.
Ce centre de la carte est le point d’équilibre entre les forces contraires, à l’image de la gravitation qui en réalité se décompose en deux forces antagonistes : la force d’attraction et la force de répulsion. Qu’une de ces deux forces soit localement plus ou moins atténuée et l’équilibre est rompu dans un sens ou dans l’autre : l’objet s’élève dans les airs ou, au contraire, reste cloué au sol d’une manière colossale.
Comme parallèle possible, nous avons dans la mythologie égyptienne, la déesse Hathor, épouse d’Horus, portant le disque lunaire au plus haut de sa tête, entre les cornes de la vache. Il y a là l’image de la conjonction, le point d’équilibre où le disque lunaire coïncide avec le disque solaire et où exceptionnellement et momentanément une force l’emporte sur l’autre.
Le chiffre V serait-il le nombre qui, comme point d’équilibre sous sa forme 2 + 1 + 2, s’adapte le mieux à l’expression de ces deux forces antagonistes ? C’est ce que semble nous dire le tarot de Viéville.
Le denier change d’échelle mais garde la structure primitive de l’As de denier. L’effet de roue est ressenti dans l’entraînement de la bande du S et la couronne de feuille de l’As se perçoit dorénavant davantage comme les dents d’un engrenage que comme une couronne de feuilles.
La couronne du denier du bas compte 12 dents et celui du haut 13 dents, et le denier du haut n’a pas de couronne extérieure, ce qui reste difficile à expliquer. Vingt-quatre comme résultat de l’addition de 12 + 12 est une dimension supérieure du cycle de douze et se retrouve dans les 24 heures de la journée et ésotériquement dans les 24 vieillards de l’Apocalypse de Jean. L’ajout d’une unité au chiffre 12 le transforme en 13 et introduit « L’irruption de l’inconnu dans la norme acceptée » comme nous le définissions au chapitre Le chiffre XIII de l’arcane XIII. Le total de 25 (13 + 12) est peut-être en résonance avec 5 « nombre du mal » comme nous l’expliquions au chapitre Le chiffre XV de l’arcane XV.
La main et l’œil
La plante de la fleur fermée paraît dessiner une main et ses cinq doigts : le pouce, blanc, doigt de Vénus, s’identifie à l’organe reproducteur de la plante ; l’index, doigt du commandement ou de Jupiter, est dans le jaune et porte le calice de la fleur, le cœur de la plante ; le majeur, doigt de la fatalité ou de Saturne est blanc et neutre ; l’annulaire, doigt de la renommée ou du Soleil, porte la feuille, le réservoir d’énergie ; l’auriculaire, doigt de l’intuition, nimbé du rouge de l’activité est en contact avec le cadre dans le passé. Sans doute cette main nous montre-t-elle les modalités d’action dans la nuit, dans l’inconscient.
La plante avec la fleur ouverte, le jour, dissimule dans sa feuille un œil ouvert. On peut y voir une adaptation de l’Œil Oudjat, symbole protecteur représentant l’Œil du dieu faucon Horus.
Figure 11 : Œil Oudjat
L’Œil Oudjat était peint sur la proue des bateaux et avait une fonction magique liée à la vision de “l’invisible” et permettait aux bateaux de “voir” et de tenir leur cap. Il faisait aussi office de protection sous la forme d’amulettes[6].
Au Deux de denier, l’œil est associé à la fleur ouverte, au jour et à la lumière maximale par le solstice d’été. Il est tourné vers le futur et regarde l’avenir :
« Suivant la conception égyptienne, l’œil est le siège de l’âme ; ainsi Osiris est caché dans l’œil d’Horus. L’œil est la traduction alchimique du ciel : “C’est comme une sorte d’œil ou de vue de l’âme, par quoi les sentiments de l’âme et ses intentions nous sont souvent indiqués, et par les moyens et le regard duquel (du ciel) toutes choses prennent forme [Coelum Sephiroticum, Steebus, 1679, p.11]”.[7] »
Le sens du S
Nous avons dit à l’arcane XV que l’orientation du S désigne l’évolution ou l’involution et que la queue du Dyable, représentée dans le sens inverse de la spirale du Deux de denier, symbolisait l’involution, la chute, la descente dans la matière. A l’inverse, le sens du Deux de denier correspond à l’évolution, à la réintégration et au sentier du retour. Effectivement, nous retrouvons ce schéma dans le Deux de denier puisque la spirale débute à l’Est avec la fleur fermée, la nuit, et abouti à l’Ouest à la fleur ouverte, le jour ; donc, symboliquement des ténèbres vers la lumière. Toutefois, à première vue, il y a une apparente contradiction puisque traditionnellement l’Est correspond à l’aube et l’Ouest au crépuscule. Il faut y voir la désormais classique inversion des valeurs car le sentier du retour suit le mouvement apparent du soleil dans le ciel avec comme corollaire que lorsque le soleil se couche à l’Ouest, l’Est est déjà plongé dans les ténèbres de la nuit. Ici, symboliquement, le sentier du retour correspond à la traversée de la nuit, où l’âme guidée par l’œil d’Horus parcours les ténèbres désormais en toute conscience.
Sens synthétique
Les deniers représentent les modalités de mise en œuvre de l’énergie dans le monde terrestre, la terre.
La spirale dorée est le principe d’animation qui créé le mouvement mais dans un équilibre précaire entre les forces de construction et les forces de destruction. Dans le combat des polarités la VIE l’emportera sur le VIL pour peu que l’Œil, la perception et la conscience de l’invisible, s’éveille à la lumière.
[1] Attesté dans les actes de l’époque, comme le démontre Henri René d’Allemagne dans son ouvrage « Les cartes à jouer du XIVème au XXème siècle ».
[2] D’après Motifs bretons et celtiques, M. Le Gallo, éd. Coop Breizh.
[3] L’auteur aurait mieux imaginé le solstice d’été dans le carré céleste, mais tel ne semble pas être le cas et les raisons d’une telle inversion échappent. Cependant le jour dans la partie Ouest de la carte a sa logique puisque cela peut représenter le crépuscule.
[4] Pourtant, comme nous l’avons mentionné dans l’épilogue de la première partie, Viéville est le nom attesté dans les actes notariés de l’époque. Certes, l’état-civil du XVIIème siècle n’a rien à voir avec la précision de celui d’aujourd’hui et se créer de toutes pièces une nouvelle identité ne devait guère faire de difficultés. Cependant, il reste que changer de nom pour satisfaire au cryptage du tarot tend à confirmer le haut niveau de préparation qui a présidé à l’origine de ce tarot.
[5] Attesté dès 1364. Dictionnaire Robert de la langue française.
[6] Source Wikipédia.
[7] Mysterium conjunctionis, C.G. Jung, éd. Albin Michel, T.1, p.99.